LE CÉLIBAT DES PRÊTRES DIOCÉSAINS
Question : Père Alain Mattheeuws : vous êtes Jésuite, et également professeur de théologie morale à L’Institut d’Etudes Théologiques de Bruxelles. Pour vous quel est le sens du célibat sacerdotal ?
Le célibat du prêtre manifeste que Dieu se donne à son Eglise d’une manière immédiate, qu’il la construit, qu’il l’aime dans la chair d’un homme et donc dans la chair de tout homme. Pour manifester cet amour divin, la vie concrète d’un homme doit être touchée. Il convient que cet amour soit indiqué à travers la vie offerte d’un homme ou d’une femme. Tout célibat est une situation concrète : le célibat ecclésiastique et celui de ces millions d’hommes et de femmes consacrées possèdent cette signification fondamentale.
Question : Pour ce qui est de l’amour et de la présence de Dieu, quelle est la différence entre le célibat et la vocation du mariage ? Vous dites que Dieu se reconnaît dans le célibat d’un homme et pourquoi pas dans le mariage par exemple ?
Le célibat semble être une nouveauté à partir de l’Incarnation de Dieu dans l’histoire, c’est-à-dire à partir de la vie même de Jésus. Il a toujours existé des célibataires dans diverses cultures et religions, mais la nouveauté spirituelle de cet état de vie éclate dans les écrits du Nouveau Testament. Paradoxalement, elle se fonde en même temps sur l’ordre de la création. L’homme et la femme sont faits l’un pour l’autre : nous le lisons dans les premières pages de la Genèse. On peut même parler d’un sacrement primordial originaire pour lequel l’homme quitte son père et sa mère pour ne former plus qu’un avec la femme (Gn 2,24). Cet élan primordial est une condition non seulement naturelle mais elle appartient au dessein du Dieu Créateur. L’homme est fait pour la femme et la femme pour l’homme. Cette relation est cependant une parabole de ce que l’homme et la femme par ailleurs, sont d’abord pour Dieu.
Dans leur solitude originelle l’homme naît seul, il ne naît pas en fusion avec l’autre du sexe différent. Dans l’acte même par lequel il est créé et vient à l’existence tout homme est mis en alliance, en relation avec son Dieu créateur : voilà le fondement radical de la solitude, communion de la solitude, attente éprouvée par tout homme et à travers laquelle il cherche à se trouver. C’est à l’intérieur de cette différence sexuelle que l’homme est seul : seul, non pas isolé, esseulé, mais comme en attente d’une communion à partager, à vivre avec son Créateur. La solitude ou le célibat, assumé librement, manifeste cette alliance intime pour tout être humain avec Dieu. Tout homme est créé en alliance avec son Dieu en communion avec Dieu.
Dans l’ordre symbolique, la créature humaine est l’épouse du Dieu créateur (« Ton créateur, ton époux », dit le prophète Isaïe). Cette symbolique nuptiale rend compte paradoxalement du fait que dès le départ l’homme créé, est crée en solitude communion. Cette symbolique transcende l’être sexué. Elle est paradigmatique de tout être humain dans sa relation à Dieu.
Question : Solitude et communion, solitude et communion humaine, ce que je n’arrive pas encore à saisir c’est ce lien que vous faites, vous dites il y a l’homme qui a été crée aussi en complémentarité, complémentarité homme-femme et en même temps vous parlez de la communion à Dieu. Pourquoi l’homme et la femme ensemble ne sont-ils pas aussi communion à Dieu ?
Ils le sont. D’une manière notable et fondatrice ; parce qu’il n’y pas que l’homme qui est à l’image et à la ressemblance de Dieu, il n’y pas que la femme non plus ; il y a le couple en tant que tel qui est image de l’amour de Dieu. Ce que je disais à propos du sacrement primordial c’est ce mystère-là, c’est cette réalité. Mais cette réalité qui entre dans l’histoire humaine est jusqu’à la fin dans l’histoire humaine comme une parabole de l’autre Réalité qui est antérieure, ontologique... une parabole de cette réalité d’alliance de tout homme avec son Créateur.
Pour le dire autrement dans un langage philosophique, la relation « je-tu » est dans l’ordre de l’histoire. Cette relation est celle que nous vivons tous les jours dans la rencontre avec les autres, et particulièrement dans la rencontre conjugale, mais elle est fondée entièrement sur la relation entre Dieu et tout être humain qui peut dire : « je ».
Je ne suis pas seulement l’otage d’autrui dans la relation avec autrui (cf. la thématique importante mais limitée de E. Levinas). Si je le respecte et l’aime comme autrui, c’est une parabole concrète et tangible de ce que je peux vivre avec Dieu : au fond de ce qui me fait vivre avec Dieu qui m’a créé. Personne d’entre nous ne s’est donné vraiment la vie. Cette « venue à l’existence » est-elle le fruit du hasard ou d’une volonté bienveillante ? Cette contingence de nos vies est le premier mystère que nous affrontons dans notre existence. Notre existence même, à son origine, nous échappe. La question de cette origine est une des questions fondamentales de tout être humain. Chacun est appelé à y donner une réponse pour lui d’abord et pour les autres.
Question : Y a-t-il d’autres raisons théologiques ou bibliques au célibat du prêtre ?
La raison principale c’est l’identification ou la ressemblance, je dirais la plus immédiate, avec l’unique grand prêtre qu’est le Christ. L’Epître aux Hébreux nous décrit l’unique Grand-Prêtre qu’est le Christ. Tout prêtre est constitué sacramentellement à son image. Marié et/ou célibataire, il est appelé à donner entièrement sa vie pour son peuple. Le Christ ne s’est pas marié. Ce choix n’est pas mépris ou ignorance de la beauté du mariage. Considérons donc ce qu’il dit dans le contexte pharisien. En Mathieu 19, il redonne toute sa beauté et sa dignité au mariage, à la relation homme-femme belle et bonne « depuis l’origine ». Il rappelle au monde, à ses contemporains particulièrement, le projet initial et originel de Dieu à la création. Ce Christ-là qui débat avec les pharisiens n’était pas marié. Ce Christ-là est aussi une « parabole vivante » qui pose question.
Comme grand prêtre, - sans mépriser le mariage -, il manifeste une autre polarité de l’amour de Dieu inscrit dans l’histoire ; un amour original toujours inscrit dans la chair. Le célibat n’aurait-il pas une spécificité en Christianisme à la suite de l’exemple de son fondateur ?
Nous rencontrons aussi - il est vrai - des états célibataires dans d’autres religions ou des états célibataires qui ne sont pas liés à des fonctions ou des ministères religieux. Il n’y pas que le célibat du moine, du « monos ». Celui qui est seul n’est pas seulement le religieux du monastère, ou bien le prêtre diocésain célibataire. Nous rencontrons aussi des hommes et des femmes qui pour de nobles motifs ont choisi cet état. Parfois nous voyons des types de célibat plus tristes ou d’amputation. Mais l’histoire comparée des religions nous montrent des célibataires qui vivent cet état avec joie et manifestent un type d’humanité dans une totale dignité.
Mais le fondement chrétien du célibat sacerdotal est issu de la personne même de Jésus, grand prêtre parfait. Célibataire, il appelle les disciples qu’il choisit dans des conditions simples, au cœur de leur vie familiale et professionnelle. Il leur confie sa communauté et les institue en Eglise. Pour manifester que cette communauté est de Jésus et qu’elle ne leur appartient pas, il les appelle ou les confirme dans un état de célibataire.
Sur ce point la tradition orientale comme occidentale a toujours été très nette dans la transmission du caractère apostolique. Pour les apôtres et les évêques successeurs des apôtres, le célibat a toujours appartenu à l’essence de l’appel reçu. Pourquoi ? Il est intéressant de réfléchir sur ce point. N’est-ce pas pour montrer à toute époque et à toute culture, pour rappeler à l’Eglise elle-même qu’elle ne s’appartient pas à elle-même. Comme mystère institué par Dieu, elle ne peut pas s’organiser elle-même. Elle ne peut pas se donner à elle-même sa propre mission, sa propre finalité, ses propres objectifs. Elle ne peut pas se transformer, par exemple dans le contexte occidental, en une entreprise néo-libérale (ou bien en une ONG) totalement autonome de son fondateur et de ses membres
Pour lui redire la vérité de son être, l’évêque est un « moine » (de monos en grec) : il est célibataire. Il lui faut rappeler à son Eglise qu’elle dépend de Dieu et que Jésus est son véritable époux. Ce point est capital : il montre vraiment que toute mission et toute indication divine à partir du Christ est toujours manifestée dans la chair de quelqu’un. Ce n’est pas une idée ou un concept qui varie de siècle en siècle. Non, il y a des hommes qui portent cette valeur et qui montrent à l’Eglise qu’elle ne peut pas se refermer sur elle-même.
Question : Si on regarde l’histoire, on voit bien que le célibat des prêtres n’est pas une chose instituée depuis le départ, mais quelque chose qui est instituée par la suite pour pallier aux excès. On était prêtre de père en fils, on gardait le patrimoine y compris financier, c’est donc pour pallier à ces excès là qu’on a institué plus tard le célibat pour tous les prêtres. Comment aujourd’hui se justifie encore le célibat des prêtres ?
Voilà une question fort ample. J’y répondrai d’abord par cette affirmation : le célibat a toujours été du point de vue des évêques (successeurs des apôtres) une option à la fois spirituelle et ecclésiale. Cette attitude a été commune à l’orient comme à l’occident. D’autre part, la nature du sacrement de l’ordre s’est précisée au fil du temps. Là où il n’y avait qu’un évêque qui présidait la communauté naissante sont venus s’ajouter des collaborateurs de l’évêque, des anciens (que l’on appelait prêtres), puis des diacres. L’ordre des diacres permanents, mariés ou non, a connu une éclipse. Ils ont été instaurés à nouveau par le Concile Vatican II. Donc, dans certaines traditions les prêtres étaient des hommes mariés.
Ce n’est que petit à petit à l’intérieur du rite latin, à travers l’histoire spirituelle de cette Eglise que la découverte et la prise de conscience du charisme du célibat se sont faites plus prégnantes : le célibat se perçoit de plus en plus comme un don, comme un cadeau fait à l’Eglise pour ses prêtres. Dès lors, une partie de l’Eglise (l’Eglise latine) a choisi d’étendre ce choix du don du célibat aux évêques à leurs proches collaborateurs, les prêtres.
Là où maintenant nous ressentons parfois avec douleur une difficulté et nous réfléchissons sur la convenance pour les prêtres d’être mariés, il faut percevoir qu’à l’origine la question spirituelle était autre. Avec des combats, des hésitations et des recherches, historiquement l’Eglise a perçu le célibat comme une grâce à partager : cette grâce propre à l’évêque pouvait être vécue par ses prêtres. Il ne s’agissait pas de punir ou d’obliger les prêtres à être célibataires. Il ne s’agissait pas d’inventer une nouvelle loi ecclésiastique. Il s’agissait de découvrir à qui Dieu donnait ce don pour cette mission proche de celle de l’évêque. Pour montrer que ce don n’était pas rien que pour l’évêque, il convenait d’être attentif aux dons de l’Esprit et découvrir à l’intérieur du peuple de Dieu des hommes qui vivaient ou pourraient vivre de ce don du célibat.
En exprimant la question de cette manière, je renverse un peu la proposition et le cadre de votre question. Nous percevons souvent le célibat comme une privation - et il l’est -, comme un manque à l’épanouissement personnel. En fait originellement, il a été perçu comme un cadeau, comme un don de Dieu que l’on pouvait offrir et faire goûter de manière permanente à des hommes qui seraient des collaborateurs de l’évêque. De toute façon, toute église particulière avec son évêque et, dans notre cas, ses prêtres, était porteuse de cette mission de Dieu par rapport à l’Eglise-Peuple de Dieu : lui dire que Dieu est son unique époux et le dire en le manifestant corporellement. L’évêque célibataire témoigne à l’Eglise qu’il l’aime d’une manière non pas gestionnaire ou fonctionnelle mais comme un époux aime son épouse. Il se donne à elle dans sa chair. Il donne sa vie pour elle. L’évêque témoigne d’un tel amour nuptial et ses prêtres peuvent entrer dans le même témoignage.
Question : Si je vous comprends bien, père Mattheeuws pour vous le célibat des prêtres est d’abord un don avant d’être quelque chose qu’on construit ou qu’on décide soi-même ?
C’est d’abord un don, c’est d’abord un cadeau que Dieu dépose petit à petit à l’intérieur de la croissance d’un jeune homme et qui traverse à la fois sa maturation psychologique, humaine et spirituelle. Ce don est à découvrir par la personne elle-même. D’autres parfois le lui font découvrir et lui donne sa signification ecclésiale. Cette « proposition d’être réservé pour Dieu et son peuple » peut se fortifier ou s’affaiblir. Elle peut se perdre ou ne pas trouver son accomplissement puisqu’elle est appelée à être assumé par la liberté humaine. Si on ne perçoit le célibat que comme une privation, ou comme une obligation disciplinaire et ecclésiastique liée au sacrement de l’ordre, on reste dans une impasse. Cette conception du célibat n’engendre que frustration, rancœur, opposition, difficulté de compréhension, impossibilité de dialoguer.
Le célibat est d’abord un don qui explicite la grâce baptismale. La source sacramentelle réside dans le baptême qui ouvre le cœur à la mission et au don de soi pour et avec le Christ. Le baptisé, selon son âge, entre dans un état de vie qui est lumière pour l’Eglise et pour le monde : le mariage et le célibat consacré. Ces deux états de vie principaux engagent notre sexualité de manière tout à fait particulière dans le célibat ou l’union conjugale. Pour rejoindre la définition du « moine » donnée auparavant, l’homme vit seul ou en couple de manière nuptiale. Dans les deux situations, il s’agit d’un don de soi qui exprime l’amour.
Sur ces états de vie se greffe comme par surcroît le service que l’Eglise attend de tel homme, de telle femme. C’est parce qu’ils ont déjà bien perçu en conscience et dans leur maturité humaine et spirituelle qu’ils sont appelés à être et à vivre seuls ou appelés à vivre avec une épouse ou un époux qu’ils peuvent rendre service dans l’Eglise et pour le monde. Ce chemin de maturation est précis. L’inverse est une impasse. Il ne s’agit pas de considérer la question du mariage des prêtres ou des séminaristes en soi. Il s’agit d’offrir à un homme qui est déjà situé dans un état de vie en lien avec sa grâce de baptême, la possibilité de rendre service et de faire grandir le corps de l’Eglise à partir de ce qu’il a déjà découvert de sa relation à Dieu sur la terre.
Question : Père Mattheeuws dans le célibat tel que vous le comprenez, est-ce que vous feriez une différence entre un célibat vécu dans le cadre d’une communauté religieuse ou autre, en communauté disons, et le célibat dans le sens de solitude c’est-à-dire vivre seul, le prêtre diocésain qui est seul dans sa cure et qui vit seul ?
Il y a une différence dans l’histoire spirituelle de chacun. Je crois que dans la fécondité ultérieure cela appartient à Dieu, c’est le même amour. Il est sûr que pour la vie consacrée, il existe comme une correspondance immédiate entre le célibat et le don qu’un jeune homme ou une jeune fille veut faire de toute sa vie à Dieu parce qu’il s’y sent appelé. Le don de son corps et de toute son affectivité, sa sexualité, sa paternité, sa maternité rentre immédiatement dans le désir de se donner au Christ. Pour le célibat ecclésiastique, il n’y a pas un lien de nécessité ou de nature avec le sacerdoce à recevoir. Le célibat qui est offert, découvre toute sa plénitude et sa fécondité dans le service. Au cœur de ce désir de servir surgit la grâce du célibat. Pour le consacré, le désir du célibat, je dirais affectivement ou historiquement, surgit comme premier pas vers le Christ. Rappelons qu’il n’y a pas un lien nécessaire entre le sacerdoce qui est un service dans l’Eglise et qui est une vocation et le célibat en tant que tel, puisque nous connaissons soit d’autres Eglises, soit d’autres rites où des prêtres sont mariés. Nous connaissons aussi des célibataires qui ne sont pas prêtres.
Question : Je posais la question de la vie en communauté ou de la vie solitaire, c’est aussi en lien avec le témoignage de plusieurs prêtres qui ont renoncé à la prêtrise parce qu’ils souffraient de solitude, d’un manque affectif aussi de solitude ?
Nous sommes, il est vrai, dans une situation de souffrance et le lien fraternel avec une communauté est à creuser et à développer. L’Eglise, surtout en Occident, est en symbiose avec la société et elle en reflète certains défauts. Dans cette Eglise, les chrétiens vivent dans un impressionnant individualisme issu d’une mentalité libérale où règne « un chacun pour soi », image du struggle for life de la vie économique. Il est sûr et certain que si une communauté ne se construit pas en communion fraternelle avec ses prêtres et si les prêtres eux-mêmes ne se laissent pas fraternellement aimer par la communauté au sens de l’amitié, de la fraternité, de la construction d’une vie à la fois sociale et ecclésiale commune, la solitude liée au charisme reçu se vit dans la douleur et s’éprouve concrètement dans l’esseulement. Il ne s’agit pas de jeter la pierre ni de juger trop rapidement ces prêtres qui n’ont pas pu porter cet isolement. Il convient plutôt de raviver joyeusement la conscience du peuple de Dieu face au don reçu : qu’il veuille porter et aimer ces prêtres tels qu’ils sont d’ailleurs avec leurs défauts et leurs qualités et construire une véritable communauté. Il est impensable de vivre à longue durée un sacerdoce qui serait pur isolement et se réduirait à un pouvoir technocratique ou à une fonctionnalité institutionnelle.
L’homme est fait pour grandir sous le regard féminin représenté par le peuple qui lui est confié, communauté d’âges variés et de situations diverses. Il y a là dans la conscience du peuple de Dieu actuellement un manque de conscience des questions posées et une déficience d’amour pour ce don du sacerdoce. Le plus souvent, on souligne les difficultés comme les échecs personnels des prêtres dans les débats. Il est vrai qu’ils ont souvent la parole et qu’ils sont des hommes publics, mais on oublie souvent d’interpeller le peuple de Dieu dans son être sacerdotal, dans ce que le Concile a appelé le sacerdoce baptismal. La question pourrait être la suivante : comment les baptisés soutiennent-ils le sacerdoce ministériel comme composante essentielle de l’Eglise et comment traitent-ils les prêtres qui leur sont confiés et à qui ils sont confiés.
Car le sacerdoce ministériel n’a pas de sens en soi. Il est toujours ordonné - ordonné c’est le mot pour dire finalisé -, il est toujours finalisé au service du sacerdoce baptismal. Il est appelé à faire surgir les dons du peuple de Dieu et à rendre service aux baptisés, à respecter les charismes que le peuple chrétien vit et développe à l’intérieur de sa vie spirituelle et communautaire. Paradoxalement, dès le moment où le peuple chrétien lui-même manque de foi, de ferveur et de charité ; lorsqu’il n’exprime pas ses propres charismes, il ne soutient pas le ministère des prêtres. Il existe une relation réciproque entre les deux types de sacerdoce. D’une manière analogique, le prêtre est lié sponsalement à son peuple. Il s’offre et il est offert comme époux à la communauté où il est envoyé. Cette communauté elle-même où le prêtre représente Jésus sacramentellement, représente l’épouse qui se laisse aimer et qui aime son Christ. Si ce lien sponsal, un peu comme dans de nombreux couples, n’est pas nourri, n’est pas fortifié ; s’il n’y a pas de dialogue et de relations humaines ordinaires le prêtre ne peut que ressentir faiblesse, difficulté, blessure. Il n’y a pas que du cléricalisme dans les communautés ecclésiales, il y a aussi un manque de soutien et de reconnaissance vis-à-vis des prêtres. Le prêtre peut être blessé par le peuple chrétien. On pourrait peut-être parler d’une manière plus engagée et plus responsable au peuple chrétien de cet état de fait et de ces problèmes.
Question : Père Mattheeuws, vous avez été vous-même directeur d’un séminaire en Belgique. Comment est-ce que vous avez conduit l’idée des jeunes qui peut-être inconsciemment se sont engagés dans le célibat comme un refuge pour différentes raisons, pour des problèmes affectifs, d’équilibre affectif ou psychologique d’une peur, d’une certaine peur de la femme par exemple ?
Au préalable, je crois qu’il convient de dire, pour ceux qui ont encore une image du séminaire très ancienne ou très traditionnelle, que la plupart des jeunes qui s’engagent maintenant dans le sacerdoce diocésain sont des hommes qui ont une large expérience professionnelle ou qui ont fait des études. Nous ne sommes plus que rarement en face d’une histoire ou d’une lignée sociologique classique : du petit séminaire au grand séminaire, d’une famille très chrétienne où papa et maman ont eu une forte influence sur la vocation à l’engagement au sacerdoce. La rupture sociale et religieuse est telle que l’on peut dire que les jeunes qui se présentent posent un acte véritable de liberté.
Plusieurs quittent une activité professionnelle très intéressante et ils ne peuvent le faire qu’en « faisant un saut », en prenant un risque. Pour ces candidats, le travail de maturation de la personnalité est déjà fait en bonne partie. Ils connaissent le « prix à payer » d’un tel engagement. Cette situation nous permet de ne pas soupçonner directement un séminariste de venir chercher refuge au séminaire parce qu’il ne parvient pas à assumer la vie ordinaire. Faire ce choix est courageux et suppose d’aller souvent à contre-courant d’une culture dominante. Il est vrai qu’à la différence peut-être des séminaristes d’il y a 50 ans, certains hommes ont aussi souffert du monde actuel. Ils ont éprouvé les joies et les peines de certaines expériences affectives. Comme de nombreux de leurs contemporains, ils ont vécu des situations qui les ont blessés ou marqués dans leur chair, dans leur mémoire corporelle et sexuelle.
Il est toujours bon que la motivation du don de soi du futur prêtre soit purifiée comme elle l’a toujours été dans la formation. Il me semble qu’il faut « tabler » sur Dieu d’abord pour mûrir, purifier et fortifier un homme dans le célibat. Dieu en effet parle à chacun d’entre nous. C’est une question de foi : cette expérience est celle de la prière. Quand un homme prie, il a un contact, une relation, une écoute, un dialogue immédiat, personnel et concret avec Dieu qui l’instruit, qui l’éduque, qui comble aussi son affectivité. Dieu n’est ni une abstraction ni une idée. Nous aimons un Dieu personnel. Quand le séminariste prie, il est nourri affectivement. Sa fidélité dans le temps de prière confirme sa vocation ou pas. Si Dieu l’appelle, il le lui dit d’une manière ou d’une autre. Si c’est une prière refuge, un peu fidéiste, de piété formelle, cette manière de vivre et particulièrement le célibat ne tiennent pas la route. On le pressent quand l’affectivité prend des formes bizarres dans la liturgie et dans la pastorale.
Dans la formation, il convient de compter également sur un deuxième facteur : le temps qui passe. Rappelons que la formation au sacerdoce suppose 5 ou 6 ans avec une année propédeutique parfois. Ce long temps est précieux. Car le temps est l’ami de tout homme. C’est un allié de la vérité de nos vies. Il permet la purification des motivations et la maturation de certains aspects de la personnalité qui ne sont pas encore tout à fait ou bien équilibrés ou bien harmonisés dans l’être humain. Nous savons par les psychologues et les sciences humaines nous renseignent que l’homme est un être dynamique et non pas statique. Il n’y a pas une stabilité à un moment donné : l’homme serait parfait et tout à fait équilibré. L’équilibre humain est au centre d’un dynamisme et d’une vie relationnelle. En faisant confiance au temps (6 ans), un homme peut découvrir et se dire à lui-même si le don qu’il perçoit en lui du célibat et si cette vie et cette mission que Dieu veut lui confier sacramentellement, si ce don-là est juste, bon et fort. Le temps est un allié pour la vérité de toute vocation. De plus, les séminaristes sont aidés et ils ne vivent pas seuls dans leur bulle : ils sont dans des communautés de formation avec des formateurs dont la présence peut aussi être source de vérité pour eux. Les séminaristes sont également en insertion pastorale régulière.
Un troisième facteur doit encore être souligné. Il est vraiment fondamental pour la sexualité humaine surtout par rapport à la sexualité animale. La sexualité humaine n’est pas purement instinctuelle ni pulsionnelle même si elle traversée aussi de ces caractéristiques. La sexualité humaine est toujours une réalité qui se dit et qui prend un mot ou une parole pour s’exprimer. Elle n’est jamais purement génitale ou animale, mais que ce soit pour le bien ou pour le mal, l’homme qui aime une femme avec noblesse ou celui qui a d’autres perversités utilise la parole pour vivre, nommer, nourrir, satisfaire ses désirs.
Le langage est important dans le domaine de la sexualité humaine. Durant leurs 6 années de formation, que ce soit en direction spirituelle ou avec leurs formateurs, ou bien à l’intérieur de l’étude, le futur prêtre est appelé à dire comment il aime, ce qu’il aime et à nommer ce qu’il vit comme désirs. Comme agent principal de sa formation, il a à exprimer l’équilibre de sa vie dans ce domaine comme dans d’autres. La conscience qu’il a de lui-même, de cet équilibre des passions et du respect du don reçu est rendu possible, visible par la parole humaine tout en respectant son intimité et aussi sa liberté. Cette conscience personnelle est confrontée à l’expérience des formateurs qui ne sont pas d’une naïveté totale et au travail de chacun dans les structures de formation. Ces dernières ne sont pas totalement inadéquates et les séminaristes comme leurs formateurs ne sont pas sans expériences humaines et spirituelles dans ces domaines délicats. L’appui de certains psychologues peut aussi être décisif. Depuis le dernier Concile, nous assistons à une véritable rénovation de la capacité des séminaires à porter un jugement d’aptitude au sacerdoce. Il peut y avoir des erreurs. Sachons que ces erreurs ou ces négligences font toujours mal au candidat lui-même, soit qu’il se soit trompé dans l’évaluation de ses forces ou la vérité de sa vocation, soit qu’il ait voulu cacher ses faiblesses ou tromper ses formateurs. Ces erreurs font mal aussi au peuple de Dieu. Notre responsabilité doit en être stimulée à la mesure de notre amour et de notre espérance pour le don qu’est toute vocation.
Question : Et pour vous Père Mattheeuws est-ce que le regard que vous avez sur le célibat a changé au fil des années, au fil de votre prêtrise ?
Belle question pour un prêtre-formateur comme pour des séminaristes. Je crois en effet que la manière de vivre le célibat et de ressentir ses exigences est différente selon les expériences et les âges de la vie. En fonction des épreuves traversées, des expériences et des confidences reçues, un prêtre plus âgé ne peut pas ne pas mesurer à la fois la beauté du célibat et celle de la conjugalité tout comme les fragilités humaines dans chacun des états.
Il y a des différences de perception selon l’âge du prêtre, mais surtout en fonction du dynamisme même de la prise de conscience de ce don à l’intérieur de la personnalité. Pour les séminaristes, - les plus jeunes en tout cas -, il est difficile de ressentir dans leur chair que le don du célibat est le sacrifice d’une paternité. Ce qu’ils voient plus explicitement par rapport à leurs contemporains, c’est le renoncement à la tendresse de l’épouse et aux expériences de jeunesse. Le célibat est le don de la joie de la conjugalité, l’offrande à Dieu de la femme qu’ils n’auront pas et avec qui ils n’auront pas ni dialogues ni gestes d’affection et d’intimité. Au fur et à mesure des années qui passent et du regard que l’on pose sur sa propre vie, la question de la paternité apparaît avec plus d’acuité. Le célibataire n’a pas de postérité. Il lui faut affronter une apparente stérilité de sa vie.
La paternité spirituelle ne se substitue pas à cette paternité dans la chair. Elle n’apparaît pas d’ailleurs de manière automatique. La fécondité du célibat n’est pas seulement du type d’une paternité spirituelle. Elle est plus ample et soumise au bon « vouloir » de Dieu. Par cette indication du temps, on peut s’apercevoir qu’il existe un processus dynamique dans la prise de conscience des implications du célibat dans la vie personnelle du prêtre.
Comment décrire ce processus ? Il me semble que l’on peut distinguer des étapes symboliques qui parfois se recouvrent dans l’histoire personnelle de chacun. Tout d’abord, l’homme doit renoncer à la jeune fille de ses rêves. Le jeune homme doit « faire le deuil » de celle qui aurait été « pour lui », toute donnée : la jeune fille idéalisée. C’est comme une première étape. Vient ensuite le renoncement à l’épouse, celle qui aurait été avec l’homme pour affronter la vie, pour construire un couple, pour bâtir une demeure et un foyer, au propre et au figuré. L’étape suivante est le renoncement à celle qui pourrait ou aurait pu être la mère de ses enfants. Il s’agit de ne plus vouloir poser sur la femme ce regard qu’un homme marié pose sur sa femme non plus comme épouse mais comme celle qui lui a offert l’enfant qui sort de ses entrailles. Ce regard est beau. Il est empreint de fierté, parfois d’une sainte jalousie. Cet amour de l’homme qui regarde son épouse non seulement comme son épouse mais comme mère, comme mère de leurs enfants... cet amour est fort et puissant. Il n’est pas éprouvé comme tel par le célibataire. La dernière étape pourrait se dire ainsi : indépendamment de l’existence de la femme ou pas (certains hommes ont perdu leur femme), il s’agit de renoncer à s’accomplir dans l’enfant dont je suis le père. Le célibat comporte aussi l’offrande des enfants qu’on aurait pu avoir.
En conclusion, je dirais que le célibat n’est pas une réalité statique, mais au contraire pleine de vie et de dynamisme. Il contient, au cœur de ces renoncements, une richesse à intégrer dans la personnalité. Cette œuvre d’intégration doit être personnelle pour rejoindre la beauté de la vie et de l’amour telle qu’elle s’exprime dans la relation conjugale et matrimoniale.
Question : Et vous Père Mattheeuws, est-ce que vous regrettez de ne pas avoir eu d’enfants, vous avez quarante-neuf ans, est-ce que ce manque vous le ressentez aujourd’hui ?
Je ressens cette absence. En même temps, je ne peux pas dire que je le regrette ou que j’éprouve douleur et nostalgie puisque la vie que je mène m’a été donnée, que j’y ai acquiescé librement et que le Seigneur m’a proposé ce chemin. J’éprouve une vive conscience de ne pas avoir d’enfants. Par contraste, je m’en réjouis parfois en l’offrant à Dieu car je pars du principe que plus on est conscient de la beauté d’une personne ou d’une chose, mieux on peut l’offrir, la partager, y renoncer pour Dieu et par amour. On n’offre pas à Dieu n’importe quoi dans une vie. Plus on est conscient de la beauté de ce que l’on peut offrir, même si la liberté y est engagée parfois de manière difficile ou douloureuse pendant un temps, mieux on goûte le don offert à l’autre.
Il y a une joie à offrir quelque chose de beau et de grand à Dieu par amour. Il ne s’agit pas de correspondre seulement à ce que Dieu me demande ou exige dans la vocation sacerdotale, je désire lui faire plaisir. L’homme ne peut-il pas faire plaisir à Dieu, comme dirait Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, et lui offrir ce à quoi il tient et attribue une grande valeur ? N’est-ce pas le sens de l’expression « un sacrifice d’agréable odeur » que le religieux prononce dans ses vœux. Oui, l’homme peut faire plaisir à Dieu s’il a conscience de ce qu’il donne, s’il offre « quelque chose qui a du prix ». L’épouse, les enfants, ces relations proches de son affectivité et de son intimité sont des « dons » que seule la liberté humaine, consciente de sa vocation et du prix de l’amour, peut offrir en toute quiétude au Dieu de tout amour.
Question : Est-ce que l’Eglise en maintenant le célibat du prêtre ne se prive pas de personnes, de forces qui auraient les capacités, les compétences pour être de bons pasteurs de la communauté mais qui renoncent parce que ce sont des hommes qui ne sont pas prêts à renoncer au célibat, parce que ce sont des personnes qui ne sont pas prêtes à renoncer à avoir une famille ou à se marier ?
Cette question concrète est importante. J’y répondrai en deux temps.
Je crois que l’Eglise fait un pari, un pari spirituel, dans ce domaine. Bien sûr, il y a des arguments de convenance pour le célibat ecclésiastique. Le célibat n’est pas une nécessité propre à la vie sacerdotale, mais il y a une convenance à vivre cette vocation ainsi dirait saint Thomas. J’ai parlé de la solitude nécessaire au prêtre pour qu’il représente charnellement le lien de l’Epoux et de l’Epouse dans l’Eglise et empêche ainsi toute communauté ecclésiale de se refermer sur elle-même. Mais cette question a aussi un autre enjeu spirituel, pressenti par Paul VI qui a refait ce pari dans la période secouée de 1968 et cet enjeu a été réaffirmé aujourd’hui de manière plus solennelle par Jean-Paul II. Cette reprise successive d’une intuition dans l’Eglise latine est un pari de la foi. L’Eglise croit que l’Esprit Saint est suffisamment puissant, agissant et sanctifiant en son corps pour faire surgir au cœur des générations qui se suivent, - et qui ne se ressemblent pas d’ailleurs -, des appels personnels au célibat. L’Eglise croit aussi qu’elle peut observer et discerner avec suffisamment d’acuité, de respect et de prudence, ces charismes présents dans ces nouvelles générations. L’Eglise croit pouvoir découvrir encore et toujours des jeunes qui veulent se donner à Dieu de cette manière parce qu’ils sont suscités par l’Esprit lui-même. Le pari spirituel porte sur l’action de l’Esprit Saint.
Ce pari spirituel signifie que l’Eglise ne s’organise pas seulement par elle-même et ne fonctionne pas en autarcie. Contrairement à ce que l’on pense souvent, elle ne se fixe pas un modèle sacerdotal puisque les générations qui viennent suscitées par l’Esprit Saint seront totalement différentes dans leur être, dans leur manière de faire, dans leur ligne sociologique du prêtre. Par l’acceptation du célibat, l’Eglise manifeste le désir d’accepter les prêtres que Dieu voudra bien lui donner, en faisant vraiment effort pour bien observer ce qui se passe. C’est une logique spirituelle qui n’est pas l’unique à l’œuvre dans l’Eglise universelle puisque nous savons que d’autres logiques et décisions existent dans d’autres rites et dans d’autres églises chrétiennes. Il me semble important de souligner que la décision de l’Eglise en rite latin ne procède pas d’un arbitraire mais d’une cohérence spirituelle. Cette cohérence a son poids. J’en souligne deux traits.
L’Eglise est « mystère ». Rappeler ce point est essentiel à notre époque des multinationales et des entreprises fondées sur la force humaine de gestion et sur la fonctionnalité de l’agir de l’homme. Pour les prêtres, collaborateurs proches de l’évêque, administrateurs des pouvoirs de paroisse, titulaires de nombreuses juridictions, il est bon de se centrer sur ce « mystère » pour ne pas devenir « fonctionnaire » ou « gestionnaire ». L’Eglise ne fonctionne pas comme une multinationale. Elle le dit en montrant qu’elle n’a pas un modèle préétabli du jeune prêtre qui devrait être, - comme certains jeunes cadres -, de telle catégorie sociale ou de telle qualité. Le critère déterminant est celui de la liberté : celle de l’Esprit reconnu par l’Eglise en son « mystère d’épouse ». En utilisant un terme plus compliqué, je dirais que nous peinons dans notre église occidentale à comprendre ce « mystère » et nous sommes pélagiens dans de nombreuses de nos réactions. Le pélagien veut parvenir à s’unir à Dieu par ses propres forces. Il veut réussir le tour de force d’organiser et de rendre féconde sa propre vie spirituelle par lui-même. Si l’autonomie du sujet est un bien, elle devient source d’erreurs et de maux quand elle est développée sous un mode absolu. Face à cette tendance pélagienne, diffuse en nos mentalités et dans nos modes de vivre l’Eglise, le célibat discerné et accueilli comme un don pour le sacerdoce témoigne d’une liberté spirituelle et d’une vulnérabilité à l’action de Dieu dans l’histoire. Il serait beaucoup plus facile à l’Eglise de se dire : « Je produis et je forme les prêtres que je veux et au nombre que je veux au prorata des besoins que j’ai. J’ai besoin de cinquante prêtres pour une centaine de paroisses. Choisissons-les et évitons les problèmes ». Si au contraire l’Eglise se montre plus fragile par le discernement du don du célibat en son sein, il me semble que cette attitude est stimulante et peut se révéler être un critère de son service humble et fidèle de son Seigneur.
L’enjeu suivant me semble être lié à la doctrine du sacrement de mariage. Depuis 2000 ans de christianisme, on a certainement beaucoup réfléchi à propos du sacrement de mariage et on l’a fait dans les diverses confessions chrétiennes. Il me semble que nous arrivons à une époque où la réflexion pastorale et théologique peut expliciter et nommer avec plus de précisions toute la beauté du sacrement de mariage. Parler aujourd’hui de la vie du couple et de la fécondité familiale en termes de « don », de « mission », de « consécration » permet de mieux situer la vocation ecclésiale de tous les couples chrétiens. L’enseignement de l’Eglise s’est développé même si la réalité reste difficile à vivre. Cet enseignement n’a pas encore donné tous ses fruits. Le peuple chrétien est le plus souvent encore ignorant de sa vocation baptismale au sein du mariage. Le don des époux est un don de Dieu lui-même. Le mariage naturel a été élevé par Dieu à la réalité sacramentelle. Le contrat est un consentement d’amour dans lequel le Christ lui-même se livre. Cette relative pauvreté de la conscience chrétienne ne permet pas encore une réflexion ample sur la transformation que le caractère presbytéral pourrait opérer sur le sacrement de mariage. L’ordination des hommes mariés suppose que l’on perçoive toute la richesse du sacrement de mariage ! Car si l’ordination transforme le célibataire et celui qui est marié, il convient de saisir la richesse originelle sinon on ne comprendra pas le mystère célébré après l’ordination sacerdotale. Si le sacerdoce peut se glisser à l’intérieur de la vie conjugale, il convient de mieux connaître cette grâce du mariage pour comprendre et apprécier les signes spirituels conviant l’Eglise à l’ordination d’hommes mariés. Cet appel ne peut pas se faire en mésestimant la richesse de grâce du célibat comme celle du sacrement de mariage. Tel est l’enjeu historique de notre temps. Il me semble que ce n’est pas encore le cas aujourd’hui. Concrètement nous n’avons pas encore de signe spirituel fort dans l’Eglise latine pour pouvoir changer cette option spirituelle et/ou la fortifier par l’ordination d’hommes mariés. Le plus souvent, nous avons des tas d’indications du type utilitaire, - manques de prêtres, problèmes d’organisation pratiques -, mais il nous faudrait un signe spirituel fort et une conscience baptismale nouvelle pour entrer ecclésialement dans cette nouvelle option et vérifier que l’ordination d’hommes mariés corresponde vraiment à la volonté de Dieu.
Question : Donc quelque part vous dites qu’aujourd’hui il est nécessaire de maintenir cette idée du célibat des prêtres et comme le temps passe, vous imaginez qu’un jour avec une certaine évolution on pourra concevoir d’avoir des prêtres mariés.
On peut l’imaginer mais j’essaie d’expliquer aussi les conditions dans lesquelles une telle décision puisse se prendre pour le bien du peuple de Dieu.
D’autre part, je souligne qu’il convient de ne pas fuir le temps présent et vivre dans l’illusion d’un futur inaccessible. Il faut vivre dans l’ici et le maintenant, le hic et nunc : dans cet aujourd’hui de Dieu, je ne vois pas encore qu’il faille emprunter ce chemin et que Dieu le veuille avec insistance. D’abord pour les motifs que je viens d’exposer et ensuite parce qu’il convient de revenir à la grâce découverte par l’Eglise latine dans le célibat sacerdotal. Même à travers la douleur et les difficultés ecclésiales actuelles, le célibat manifeste avec une acuité et une actualité incroyable ce que le Concile Vatican II a voulu non seulement pour le peuple chrétien en tant que tel mais aussi pour le sacerdoce ministériel : il est appelé à être prophétique. La prophétie, c’est une parole faite chair, une parole qui dit quelque chose. Ce quelque chose peut nous paraître au premier abord étranger, différent, incompréhensible. C’est le propre de la prophétie : elle provoque à l’altérité, elle nous ouvre à la transcendance, à l’action imprévue de Dieu dans l’histoire, à la gratuité. Le célibat sacerdotal est d’ordre prophétique.
Cet aspect prophétique peut revêtir des formes paradoxales. En France actuellement, le nombre de célibataires augmente de manière significative. Ils sont plus de deux millions à Paris (cf. Claire LESEGRETAIN, « Être ou ne pas être célibataire »). Cette proportion n’a jamais été aussi importante en France que maintenant. Cette condition, pour des motifs variés et parfois inquiétants, devient cependant plus normale et sociologiquement plus acceptable qu’à d’autres époques. Dans ce contexte, la demande pressante d’abandonner le don du célibat sacerdotal ne peut que surprendre. Que signifie-t-elle ? Si l’on reproche encore aux prêtres d’être célibataires, qu’est-ce que cela signifie ? On ne leur reproche pas d’être un peu comme les autres puisque le nombre des célibataires augmente. Ce reproche, situé le plus souvent dans l’Eglise, touche leur décision libre et l’option ecclésiale qu’elle sous-entend. De fait, ils choisissent cet état qui est parfois subi par d’autres. En choisissant librement d’être célibataire, le prêtre pose question. Il manifeste une signification de sa mission qui reste cachée, - ou qui le resterait -, s’il était marié ou si tous les prêtres l’étaient. Le célibat du prêtre interpelle : il est prophétique. Il interpelle encore la conscience ecclésiale et aussi la conscience de la société. On se dit : qu’est-ce que cela veut dire ? Nous, on ne comprend pas. Cette incompréhension qui s’article toujours dans un langage, dans un discours, dans un débat, dans une interview, cette incompréhension est symbolique : elle dit quelque chose d’une valeur. Si le célibat sacerdotal devenait insignifiant et laissait indifférent, je commencerais alors à m’inquiéter sur son actualité. Vous voyez ce que je veux dire ?
20 février 2001 (interview)