La morale de l'Eglise à l'épreuve du sida
Entretien avec un moraliste, le Père A. Mattheeuws
Dans son livre-entretien Lumière du monde, Benoît XVI évoque des “cas individuels” où l'utilisation du préservatif est “justifiée”. Or l'enseignement moral de l'Eglise affirme par ailleurs que la contraception est “intrinsèquement mauvaise” (CEC, 2370). N'est-ce pas contradictoire ?
AM. L'affirmation du Catéchisme est une donnée morale. Elle concerne d'ailleurs particulièrement les couples mariés sacramentellement. Elle vise, dans l'acte conjugal, à respecter le lien « indissoluble et que l'homme ne peut pas rompre de son initiative entre les deux significations de l'acte conjugal : union et procréation (Humanae vitae n°12). Dans son entretien, Benoît XVI évoque une difficulté d'une relation extraconjugale marquée par le péché et par un danger sérieux de transmettre la maladie et la mort. L'acte posé, avec le préservatif, n'est pas le même : il ne s'agit pas d'un acte moral contraceptif. Pour le pape, ce n'est d'ailleurs pas « une solution véritable et morale ». Selon l'intention des sujets (parfois « oui », parfois « non »), cet acte peut être dans certains cas « un premier pas vers une moralisation ». Dans un autre langage, pour cet acte précis, différent de celui posé dans le mariage, la personne est appelée à ne « pas ajouter un mal à un autre mal ». Le préservatif sera alors un moyen matériel pour s'éveiller à une vraie responsabilité. Le préservatif utilisé ne qualifie pas l'acte posé : la ou le prostitué sont toujours appelés librement à prendre leur responsabilité et clairement appelés à faire un bien et à éviter un mal.
2. Utiliser un préservatif pour éviter à soi et aux autres un risque d'infection au VIH, est-ce bien ? Est-ce mal ? Est-ce un moindre mal ?
AM. La question est bien générale et il me semble qu'il faudrait différencier les situations : par exemple l'acte sexuel posé en dehors du mariage ou à l'intérieur de la promesse conjugale ratifiée par le sacrement. Disons ceci : la valeur morale ne surgit pas d'un objet matériel (ici : un préservatif). Il faut analyser l'acte humain posé et discerner sa finalité spécifique. C'est un homme, - c'est une femme - qui pose un acte et exerce sa responsabilité. Comment juger cet acte de l'extérieur ? Quelle est la responsabilité de celui ou de celle qui le pose ? Le critère que je donnerais est le suivant : « ne pas ajouter un mal à un autre mal ». Ainsi dans la relation sexuelle engagée, il est mal de prendre le risque presque assuré de transmettre le VIH. On peut compléter et dire que pour une relation extraconjugale, l'éveil de la conscience morale doit envisager de ne pas transmettre la maladie et donc de prendre un préservatif. Benoît XVI parle d'un « premier pas vers une moralisation ». Par contre, dans la relation conjugale scellée par le mariage, la responsabilité est d'autant plus grave car la vérité de l'amour promis est en jeu et sa durée matrimoniale aussi. Il y a dans ce cas nécessairement d'autres solutions que le préservatif.
3. Je vois que vous évitez d'utiliser la notion de « moindre mal » ?
AM. L'expression « moindre mal » est le plus souvent inadéquate en morale : elle laisse sous-entendre que dans certaines situations l'homme est « comme condamné » à faire le mal. Ce qui n'est jamais le cas ! Dans toute situation humaine, l'homme est capable de faire un bien, le bien possible : peut-être pas tout le bien qu'il lui est possible de faire à un moment donné du temps, mais un bien quand même au niveau de sa personne, de sa conscience subjective. Pour la question relative à l'usage du performatif en dehors du mariage, la formule utilisée par Benoit XVI est fort heureuse : Il s'agit d'un « premier pas de moralisation ».
Il vaut mieux utiliser la formule suivante dans les cas concernés : « ne pas ajouter un mal à un autre mal ». Quand l'homme agit, chacun de nous peut par notre intelligence et par nos sens, distinguer et nommer les actes différents qu'il pose. Tous les actes humains ne forment pas qu'un magma informe et tous ne peuvent pas être mis ainsi sous le même dénominateur ou être enfermés dans la même définition morale. Cette distinction des actes humains est importante : elle permet de prendre conscience que nous pouvons dans le temps poser un acte bon puis à un autre moment un acte mauvais ou le contraire ! Elle permet aussi de comprendre (ce qui est difficile à apprécier pour l'intelligence et le cœur) que même dans le mal, il y a des degrés : un parricide est symboliquement plus fort qu'un homicide. La définition de la liberté humaine inclut cette affirmation qu'il nous faut éviter le mal et faire le bien, en conscience. En s'exerçant ainsi, la liberté grandit et s'affermit : et l'homme advient à lui-même. Dans la conscience subjective, l'homme libre peut vouloir ne pas poser un acte mauvais à l'intérieur d'une suite d'actes mauvais, peut vouloir ce qu'il considère encore et toujours comme un bien possible : ce bien possible restant un mal objectif qui ne lui est pas imputable comme mal. La formule « premier pas de moralisation » rejoint cette considération, me semble-t-il. On le voit : le pape cherche à travers l'acte humain les signes de l'éveil de la conscience humaine.
4. Benoît XVI parle de la nécessité d'“humanisation de la sexualité”. Qu'est-ce qu'une “sexualité plus humaine” ?
AM. Une sexualité qui respecte la personne comme personne. Dit autrement, une sexualité qui respecte sa propre fin intrinsèque : exprimer l'amour et le don d'un homme à une femme et rester ouverte à la fécondité de ce don. Humaniser la sexualité, c'est viser à ne pas prendre la personne comme un objet (de plaisir, de domination), mais l'accueillir comme un don de Dieu, en son corps tel qu'il est et tel qu'il doit être respecté. Humaniser la sexualité, c'est vivre comme des enfants de Dieu, créés à son image, différents des animaux et donc libres par rapport aux pulsions, et désireux de dire en son corps sexué la beauté de l'amour trinitaire. Deux critères m'apparaissent décisifs : le sexuel doit passer par la parole et être marqué par la pudeur. Parole et pudeur expriment la transcendance de la sexualité humaine et le mystère personnel qu'elle exprime. Une sexualité plus humaine vise à la chasteté, c.à.d. « l'intégrité de la personne et l'intégralité du don » (CEC n°2337).
5. En matière de sexualité, l'Eglise donne des principes moraux très élevés, mais les gens ne semblent pas capables de les vivre. La morale de l'Eglise est-elle adaptée à la vie concrète des gens ?
AM. Dans tous les domaines de l'agir humain, l'homme ne parvient pas toujours à « faire le bien qu'il voudrait et à éviter le mal qu'il ne veut pas ». Cette réalité appartient à la condition humaine marquée par le péché. Le Christ est l'unique sauveur de tous les hommes : cela signifie qu'il sauve toutes les réalités humaines, leur redonne vie pleine et entière. Le salut apporté par le Christ est bien réel, mais il s'inscrit dans l'histoire, donc dans le temps des hommes : ce salut advient, il passe par la liberté humaine. Pour faire un homme, mon Dieu que c'est long, chantait H. Aufray. Pour devenir un saint, cela prend tout le temps de notre vie sur la terre : tout, en nous, doit être sanctifié et donc sauvé. La fixation de notre culture sur l'inadéquation de la morale à la réalité de la vie sexuelle est réductrice pour l'intelligence et pour la volonté. Il serait bon de s'interroger plus souvent sur l'observance d'autres commandements ou sur d'autres réalités économiques et politiques de la vie humaine. Il est toujours possible de faire le bien, ou un bien précis dans nos vies dans tous les domaines. Mais la perfection morale n'est pas uniquement dans l'adéquation à une norme : elle passe par la personne, libre et consciente qui progresse en faisant le bien.
6. En matière morale, l'Eglise applique la “loi de gradualité”. De quoi s'agit-il ?
AM. En 1982, L'exhortation apostolique Familiaris consortio n°34 a parlé de la « loi de gradualité ». Le cardinal J.-M. Lustiger et d'autres théologiens ont commenté et explicité ce concept théologique nouveau et original pour la vie des couples. De fait, cette « loi de gradualité » est valable pour tout l'agir chrétien. La loi en morale peut être un chemin de liberté, mais pas de libération, car seul Dieu libère et sauve son peuple et chacun de nous : ce n'est pas la casuistique qui sauve les cœurs. Cette « loi de gradualité » n'est donc pas une nouvelle norme chrétienne pour des cas particuliers. Le texte ne visait pas non plus une gradualité de la loi morale objective (tel ou tel commandement). La « loi de gradualité » n'est pas une loi de plus : elle n'est pas une loi comme les autres. C'est la « loi de sainteté » (cf. Le centre de la révélation judéo-chrétienne) telle que veut la vivre le chrétien dans son cœur et sa conscience avec l'aide de l'Esprit. Le terme « loi » est symbolique : il honore toutes les étapes de croissance morale et spirituelle du baptisé. Il dit qu'un bien est toujours possible de sa part dans l'aujourd'hui de Dieu et le sien lorsqu'il doit agir. Le terme « gradualité » exprime tous les cheminements et même les paliers de compréhension personnelle des commandements et de leur respect dans la vie chrétienne. Il y a une « structure incontournable » et profonde de notre condition d'hommes et de notre expérience morale qui est faite de passages, de seuils, de progression, de flux et de reflux. La grâce divine sanctifie l'être en croissance et en marche vers Lui. La « loi de gradualité » dit la « loi du cœur » qui se tourne vers Dieu dans les conditions concrètes de son histoire sainte, au sein de l'Eglise, telle qu'elle est, avec la grâce divine. La « loi de gradualité » nous pousse à nous identifier à la personne même du Christ, qui est la loi ultime et accomplie. Sans dissocier la miséricorde du salut offert dans les commandements et leur observance, elle nous aide à mesurer « aujourd'hui et maintenant » la grandeur de la miséricorde de Dieu dans l'unité d'une personne. La « loi de gradualité » permet de penser ensemble les deux invitations évangéliques qui sont vraies : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48) et « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6,36). Elle se vit et montre toute sa fécondité dans le sacrement de réconciliation.
7. Comment appliquer cette loi de gradualité dans l'éducation des enfants et des jeunes ? Pouvez-vous nous donner des exemples concrets ?
AM. La patience des parents et des éducateurs n'est-elle pas toujours mise à l'épreuve ? Leur fidélité à aimer, quoi qu'il arrive et quoi que fassent les enfants et les jeunes, n'est-elle pas difficile et pourtant nécessaire pour témoigner de la vérité de leur amour ? Ainsi font-ils, comme Dieu vis-à-vis de son peuple. C'est le témoignage des livres de la Bible. Un peuple à la nuque raide reste toujours aimé. Et dans ce peuple, les humbles et les petits font « la volonté de Dieu », des prophètes la rappellent, des saints la vivent.
Ne faut-il pas dire et redire mille fois les mêmes conseils ou le même interdit en éducation ? Ne faut-il pas intégrer les « oui » et les « non » de ceux et celles à qui nous parlons ? Sans désespoir, sans découragement, les parents disent la « loi » de vie : l'objectivité des commandements pour eux et pour leurs enfants. Respecter la vie, le corps, les biens d'autrui. Assumer avec chasteté son identité sexuée et celle d'autrui. La loi de Dieu reste vraie à chaque instant. La manière dont les jeunes l'observent varie. Vivre la « loi de gradualité » c'est confirmer chacun qu'il peut et doit faire le bien voulu par Dieu. C'est dire que sa grâce est proche pour nous aider. C'est dire que l'appel à la sainteté ne résonne pas seulement à la fin d'une vie, mais à tout instant, dans tout acte nouveau que le jeune peut poser : il est appelé à faire tout le bien possible, en conscience, sans peur, dans la paix du cœur et de sa conscience.