Préface du livre de Pierre-Yves Camiade
L'adoption. Réalité humaine et spirituelle, Bruyères-le-Châtel, Nouvelle Cité, 2008, 124 p.
Durant la préparation au mariage, les entretiens avec les fiancés sont décisifs pour une meilleure compréhension de leur amour et de la mission du couple dans l'Eglise et la société. Les futurs époux expriment en confiance leurs attentes, leurs inquiétudes, leurs joies. Depuis quelques années, la question de la fécondité du couple est un thème délicat car il fait appel non seulement à l'intimité de chaque couple, mais aussi à des exigences morales et spirituelles qui font l'objet de nombreux débats.
Des inquiétudes surgissent régulièrement durant le dialogue pastoral, particulièrement celle de ne pas pouvoir avoir d'enfants et celle de concevoir un enfant handicapé. Certaines cultures, particulièrement occidentales, ne sont pas tendres pour celui ou celle qui n'est pas « dans la normalité ». La société moderne a certainement des solutions bio-médicales à ces inquiétudes, mais elles ne « fonctionnent » pas toujours ou posent de graves questions éthiques. Ainsi la stérilité « potentielle » puis « réelle » d'un couple est-elle une souffrance sans nom devant laquelle la compassion humaine et chrétienne éprouve bien ses limites. Pourtant cette souffrance n'est-elle pas déjà présente dans de nombreux récits bibliques ? Faisons mémoire de la détresse de Sarah (Gn 16,1), de Anne (1 Sm 1,5), d'Elisabeth (Lc 1,7) et tant d'autres. Le cri de ces femmes stériles, mais confiantes en Dieu, est toujours actuel. Il se conjoint aujourd'hui de manière plus explicite à la honte et au désarroi de ces hommes qui découvrent, - parce que la science le leur dit -, qu'ils sont eux, la cause d'une stérilité. Ainsi, dans un tel horizon de tristesse et parfois de désespoir, il est parfois difficile de voir la lumière ou de parler d'espérance. Quelle signification trouver à la vie ? Quel est le plan de Dieu et sa manière d'intervenir aujourd'hui dans notre histoire humaine ?
De tout temps cependant, et sans nécessairement passer par cette
souffrance et ces crises, des couples ont tenté l'aventure de l'adoption. Les grands aventuriers du troisième millénaire ne restent-ils pas les parents ? Aventure ? L'adoption en est bien une et ce livre nous en donne le témoignage. Mais la rumeur inquiétante qui circule de plus en plus dans de nombreux cercles généreux et ouverts à la vie est la suivante : l'adoption est une entreprise vouée à l'échec. L'adolescence des enfants adoptés serait d'ailleurs le test régulier de cet échec. Les parents y éprouvent les limites radicales de leur amour accueillant. Le processus de filiation semble « se casser » et l'identification à une culture ou à un pays différent apparaît dans toutes ses contradictions. Le plus souvent, l'âge adulte semble confirmer cette « étrangeté » radicale des enfants adoptés et l'abîme qui les sépare de leur famille d'adoption et de leur pays. La tendance n'est donc plus de magnifier ce beau geste qu'est l'adoption car la peur, le doute, le soupçon se sont installés dans les esprits. On cherche plutôt à « obtenir » l'enfant rêvé par des efforts longs et soutenus liés à des techniques biomédicales de plus en plus sophistiquées. Mais ce désir d'avoir un « enfant à tout prix » est-il de même nature que celui qui s'ouvre dans le cœur d'un homme et d'une femme qui prennent la décision d'adopter ?
L'adoption n'est pas la solution à un problème de couple ni le « moyen pratique » de se procurer un enfant. La procédure qui l'accompagne et qui souvent met les parents à l'épreuve montre l'importance de la liberté humaine qui est engagée dans cet acte. Il ne s'agit pas d'un « problème » à résoudre, mais bien, dirait le philosophe G. Marcel, d'un « mystère » dans lequel un couple, une famille pénètre en toute conscience et liberté. Monsieur P.-Y Camiade l'exprime avec force et délicatesse en indiquant la valeur positive de cette « attente » de l'enfant. Il donne consistance humaine et spirituelle à toutes ces démarches qu'un couple est appelé à faire avant d'être accepté par un organisme. Il souligne combien cette attente acquiert une densité personnelle incontournable pour rejoindre en vérité ce qu'est l'adoption : un accueil singulier d'un enfant pour ce qu'il est et l'ouverture du cœur des conjoints à la particularité de cet enfant.
Tout acte d'adoption est unique. Il n'y a pas de « recette » pour réussir. Il convient au mieux de s'ajuster soi-même à l'enfant « nouveau », avec son histoire, et à lui offrir ce dont il a besoin dans la vie à travers la médiation personnelle de ses parents et de la fratrie. L'adoption est donc le contraire de l'obtention de l'enfant à tout prix, de l'enfant rêvé, de l'enfant parfait, de l'enfant de nos désirs. Ce geste personnel et social apparaît dans ce livre, comme dans d'autres ouvrages sur ce thème, comme l'antidote symbolique de la culture de « l'enfant quand je le veux et comme je le veux ». C'est peut-être à cause de cette symbolique interne qui sous-tend ce geste social qu'il est si difficile d'adopter et de vivre l'adoption en vérité. Car – l'auteur le montre de manière simple et claire – il faut durer dans une attitude parentale.
Soulignons le témoignage sobre et émouvant de certains passages. Des parents s'y reconnaîtront dans ce qui fait leur être profond. Des célibataires y découvriront la beauté d'un accueil sans partage. Lire cette histoire mènera chacun à découvrir toujours en profondeur ce qu'est l'unité de l'amour qui aime l'autre pour soi. L'amour est « un » dans toutes les situations. Il veut le bonheur d'autrui, c'est-à-dire son vrai bien. Qu'il soit parental, conjugal, fraternel, il ne peut s'exprimer en vérité que s'il épouse un dynamisme d'abandon, de démaîtrise, d'ouverture à autrui. L'amour est oblatif. Ce qui est dit par l'auteur sur la « rencontre » est magnifique. Ce qui est dit du respect de l'enfant dans son histoire propre, famille, culture, pays, est décisif.
L'adoption, c'est créer « le lien » qui sera source de vie. Ce lien est à faire dès la « rencontre », mais il est à tisser au fil des jours dans la durée. L'auteur dessine avec bonheur l'enjeu de l'adoption en parlant longuement du « lien ». Il montre comment un lien peut « libérer », susciter une croissance humaine et spirituelle, participer à la « naissance » d'un homme ou d'une femme « pour les autres ». L'importance de ce lien est suggestive de ce qu'est par ailleurs toute relation. Dans le livre de Saint-Exupéry, le « renard » ne disait-il pas au « Petit Prince » qu'il convient de s'apprivoiser pour devenir « unique l'un pour l'autre » ? Ce pas à pas l'un vers l'autre, cette « reconnaissance » mutuelle qui s'opère dans la réalité familiale témoigne encore et toujours de ce que l'adoption est un acte de liberté. L'adoption est une démarche spirituelle qui ouvre le cœur à la reconnaissance d'une personne pour ce qu'elle est. En ce sens, toute paternité est appelée à devenir « spirituelle ». L'enfant de la chair, - « fait maison » comme dit l'auteur -, est appelé à être reconnu aussi par l'amour. La parentalité est une œuvre spirituelle dans toutes les familles. Et ce n'est pas le moindre des mérites de l'auteur que de nous rappeler à tous combien la formation du lien parental ou filial, est une œuvre humaine, donc spirituelle.
Ce livre est aussi le témoignage d'un chrétien qui voit dans sa vie la présence de Dieu. Lui et son épouse ont découvert et nous partagent cette assurance que Dieu est bien présent dans le monde, dans les lieux les plus fondamentaux de l'existence, dans les situations les plus ordinaires de la vie. La question du baptême de l'enfant adopté est bien traitée, avec respect et réalisme. Mais le récit nous permet de comprendre comment la vie chrétienne s'inspire de l'amour trinitaire. Si le « Verbe de Dieu » s'est fait homme, la texture du réel change radicalement. Et les « yeux de la foi » nous permettent de le voir avec simplicité et clarté. La différence entre l'adulte et l'enfant se transforme, la distance générationnelle s'estompe, les variations de caractère, de cultures, de qualités trouvent leur significations véritables quand les membres d'une famille découvrent qu'ils sont « adoptés en Christ ». Par le baptême, nous avons tous été incorporés dans le Christ, établis « fils dans l'unique Fils du Père ». Nous sommes devenus « frères de Jésus Christ », enfants de Dieu par adoption.
Cette perspective illumine la vie humaine et donne sens à de multiples relations que nous vivons dans le quotidien. Cet horizon traverse paisiblement l'ensemble des démarches, des décisions, des actions, des gestes et des paroles qui accompagnent la vie des parents et des enfants qui sont entrés dans le même acte d'adoption. Car ce ne sont pas seulement les parents qui adoptent, mais les enfants sont appelés également à s'engager librement dans le lien offert. De cet engagement mutuel surgit une « vie nouvelle », dans un monde nouveau. Et l'auteur de nous montrer avec joie et réalisme les conditions de cette vie et surtout les promesses qu'elle contient. A ce sujet, on pourrait citer ces paroles de l'évangile, fort symboliques pour le thème de ce livre : « Si le grain ne meurt pas, il reste seul ; s'il meurt, il porte beaucoup de fruits » (Jn 12,24). L'amour surgit à travers une mort à soi-même pour trouver et donner la vie. Dans ce domaine, comme dans tant d'autres de la vie chrétienne, « la moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux » (Mt 9,37). Mais si Dieu s'engage avec les parents qui adoptent, la confiance est de mise. Cette mission reçue d'en-Haut pour celui qui a la foi, est source de bénédiction pour tous. L'auteur, engagé clairement dans l'adoption, atteste pour tous combien ce type de décision est un service profond pour l'humanité : elle est non seulement une ouverture à la vie, mais elle transforme la vie de chacun et influence le regard d'une société sur ce qu'est l'éducation. Cette transformation vise toujours un bonheur plus grand sur la terre comme au ciel.
Alain Mattheeuws s.J.