Prier avec tout l'être
Comme l'indique le Christ lui-même, c'est la personne tout entière qui prie : cœur, paroles, pensées, corps. L'être humain n'est jamais sans son corps sur cette terre. Il est toujours dans un espace et un temps. Il est difficile de concevoir la prière sans prendre conscience de notre propre réalité de créature et ainsi d'exercer toutes les potentialités de l'être que nous sommes. Les tonalités de la prière ignatienne consistent à prendre tout ce qui est possible pour « bien nous disposer » à la prière : il convient particulièrement d'exercer nos facultés pour entrer en communion avec Dieu : notre mémoire, notre intelligence, notre volonté. Anthropologie classique mais qui peut nous stimuler dans la perception que la prière chrétienne est intégrale.
Les conseils qui accompagnent le développement de cette prière permettent d'ailleurs à chacun de « moduler » la prière avec l'expérience qu'il vit, avec l'histoire sainte qui lui est personnelle et singulière, avec les « saisons de la vie spirituelle », avec les questions de discernement qu'il rencontre dans sa vie. Rien n'échappe au cœur qui prie : tout rentre dans le « moulin du cœur » pour donner une bonne farine et un bon pain. La prière est à la fois un temps précis de notre vie (oraison) et en même temps, elle vise à nous transformer un « être de prière » : en orant permanent. Contempler Dieu en toutes choses : en tout temps, en tout lieu. Ainsi il ne faut pas s'étonner qu'Ignace encourage le priant à utiliser tout ce qu'il est pour mieux se disposer et recevoir la grâce. Parfois, cette insistance et ces « techniques » paraissent aller contre l'élan ou la spontanéité de la prière, contre la simplicité du cœur (c'est l'aspect formel des méditations qui est parfois lourd ou déroutant au début, comme de « faire les gammes » pour un pianiste). De fait : ce ne sont que des gammes à exercer et l'essentiel est ailleurs. Cependant, il appartient à la vérité de la prière de se tourner vers Dieu, avec le tout de l'homme que Dieu a créé : son intelligence, sa mémoire et sa volonté. Ainsi la raison ne peut pas être absente de la prière, de sa préparation, de l'observation des fruits et des motions spirituelles. Ainsi la mémoire est-elle utile pour observer dans la durée « les merveilles de Dieu » autant que sa manière de procéder avec moi, dans tel domaine de décisions, dans telle situation de l'histoire sainte (le temps des prophètes n'est pas celui des rois !). Ainsi la volonté est-elle décisive pour durer dans la prière personnelle, dans le propos de suivre le Christ, dans l'observance continue des commandements, dans l'expression de l'amour. Le « oui » de la liberté se fortifie dans la volonté qui l'exerce.
Ces trois facultés représentent ce qu'on appelle le jeu des puissances de l'homme. Il est au service de la liberté, de sa grandeur, de sa noblesse, de son bon mode d'agir, particulièrement dans la prière personnelle. Les puissances de l'homme « libèrent » la liberté en lui permettant de s'exercer avec plus de justesse dans sa vie. C'est à ce niveau-là également que la grâce de Dieu touche l'homme et le sauve : en son intelligence, en sa mémoire, en sa volonté. Montrons son importance et par là des traits particuliers de cette prière méditative de type ignatienne.
a. La relecture et l'interprétation « dans le Seigneur »
« Ainsi parle le Seigneur : tu le rediras à tes fils et les enfants de tes enfants ». « Fais mémoire Israël des bienfaits du Seigneur et du Jour où il t'a tiré du pays de l'esclavage, comment Il t'a sauvé des mains de l'ennemi ».
Les divers livres de la Bible sont fondés sur la mémoire des « hauts faits » du Seigneur (les mirabilia Dei). Les évangélistes aussi ont pris la plume pour nous dire la « Bonne Nouvelle » qu'est Jésus et nous livrer ainsi le sens de sa venue sur la terre. L'acte par excellence de la dernière Cène est un mémorial de toute la « geste » de salut du « Seigneur des armée ». Du point de vue liturgique, comme dans l'histoire du peuple d'Israël et aussi celle des personnes, la dynamique spirituelle de chaque génération est livrée à la mémoire, et suscitée par elle. Cette activité de la mémoire n'est ni nostalgique ni démobilisatrice : elle est une condition pour se saisir dans le plan de Dieu. Le retour à l'origine de notre être fonde notre capacité à continuer à grandir spirituellement et à affronter de nouveaux défis. Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir. La mémoire des événements n'est pas passive : elle est active. On refait mémoire en donnant un sens, en saisissant un nouveau sens au vécu. Tel acte de mémoire permet de lire la volonté de Dieu et d'y correspondre. La relecture est donc incontournable pour que grandisse la vie spirituelle. Elle passe par la parole où la personne s'explique devant un frère ou une sœur, rend compte de l'espérance qui est en elle et s'ouvre elle-même au sens de sa vie présente : la richesse d'un accompagnement apparaît ici de manière évidente.
Dans l'accompagnement spirituel comme dans la prière, il faut travailler régulièrement avec la mémoire, et faire mémoire (ensemble). Si une personne le fait spontanément, il convient de souligner cette richesse et de lui faire découvrir toute son ampleur et l'opportunité d'user de cette démarche. Si cette mémoire est culpabilisée ou culpabilisante, il faut prendre les moyens pour la purifier et accorder le cœur à la paix de Dieu. Si l'attitude de faire mémoire est peu présente (parfois dans certains domaines de la vie), il faut la développer, l'exercer à travers les questions, le rappel (« rappelle-moi ce que tu as fait et dit »), la préparation écrite de la rencontre. Il est clair que souvent, il faut travailler à contre-courant du zapping et de certains traits de la culture ambiante.
Développer la mémoire spirituelle pour soi ou chez autrui, c'est s'enraciner en Dieu, dans sa propre histoire, devenir plus autonome et finalement plus libre pour grandir sous son regard. Dans de nombreux domaines en lien avec les sciences humaines (psychologie), médicales (soins palliatifs) l'exégèse (narratologie), on prête une attention soutenue aux récits des personnes et à leurs caractéristiques. Faire mémoire, c'est être attentif à l'histoire personnelle en tant qu'elle est traversée d'une présence. Les mots humains disent toujours plus que ce que la personne n'y met : ces mots sont traversés d'un sens prophétique que l'accompagnateur et la personne (souvent en prenant conscience de ce qu'elle dit) doivent élucider, interpréter, authentifier. Le Verbe traverse nos paroles grâce à l'Esprit (« le vent souffle où il veut et tu n'entends pas sa voix »). La relecture doit mettre en évidence ce lien avec Dieu. Elle doit produire des fruits de l'Esprit. Elle n'est pas faite pour « passer le temps », « se dire de manière narcissique », « satisfaire une habitude ou une curiosité ». Plus cette relecture par la mémoire est paisible, cohérente, plus elle témoigne d'un travail de l'Esprit (les émotions peuvent et sont souvent présentes, mais la personne les maîtrise). La relecture et l'usage de la mémoire tendent vers l'action de grâce : « Louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur et par là sauver son âme » (Ex. spi. n°23). Nous comprenons mieux l'importance qu'Ignace accorde à la relecture de notre prière : observer ce qui s'est passé pour mieux comprendre la vie de Dieu en nous. Cette relecture est applicable à la prière personnelle et à la vie. Elle suppose cette mémoire vive, cet effort de « faire mémoire » après l'oraison, ce désir à la fin d'une journée de « lire la trace de Dieu » dans ce qui a été vécu et avant de tout remettre en Dieu comme le vieux Siméon (la prière d'alliance). Ce dernier n'a pu reconnaître son sauveur que parce qu'il l'attendait et que jour après jour il observait les signes de Dieu. Cette aptitude exercée pendant des années lui a permis, sous l'action de l'Esprit, de bénir son Dieu pour le Messie qui était dans ses bras.
b. Le discernement : intelligence et interprétation
Le travail de la mémoire se conjugue souvent avec celui de l'intelligence qui cherche et interprète le sens des événements : l'analyse des circonstances, des réactions, des situations permet au sujet de se situer dans une histoire sainte. Comprendre, c'est être illuminé de l'intérieur et saisir les liens personnels entre les êtres dans le temps et dans l'espace. L'intelligence et la mémoire peuvent être saisies par la grâce de Dieu et s'y ouvrir : mieux comprendre « qui est Dieu », « quel est son mode d'agir », « quelle est la profondeur de son amour pour moi et pour l'humanité », « ce qu'il me dit aujourd'hui ». L'intelligence fortifie la confiance que l'homme peut avoir en Lui.
Les formes de l'intelligence sont multiples. Quand elles s'exercent sur le mystère de Dieu, elles sont toujours dépassées. La curiosité demeure : il convient de la rassasier ou de l'activer face à la transcendance du mystère de Dieu, aux paradoxes des paroles bibliques, au mystère irréductible de la vie de Jésus. Ainsi l'intelligence doit-elle être nourrie de la parole inspirée. Toutes les méthodes et les efforts en vue de mieux comprendre et connaître cette parole où Dieu se donne, sont à déployer selon l'âge, les goûts, les talents. L'intelligence humaine doit être confrontée à la Parole et s'y déployer longuement (c'est la chance de ceux qui font de la théologie ou de la lectio continua). L'accompagnement sera attentif à ce déploiement unifié (écriture, tradition, vie de l'Eglise, culte et liturgie, portée de la souffrance et de la mort) : l'enjeu est la profondeur (non mesurable) des vertus théologales. Le Seigneur lui-même nourrit celles-ci, mais il se sert de l'intelligence également. On fera attention à ne pas confondre la religion avec la foi et surtout à utiliser l'intelligence pour éviter une foi-dévotion ou une intelligence critique qui n'accepterait pas de s'abandonner à Celui qui en est la Source et qui la dépasse (cf. les questions historiques, la tradition sacramentelle, l'articulation foi-raison).
L'intelligence permet au cœur de rester le « cœur » et de ne pas devenir une simple caisse de résonance pour la sensibilité. Pas de cœur sans raison pour le croyant qui veut honorer son Dieu en tout ce qu'il est. Plus profondément, l'intelligence reste une faculté, un chemin : elle n'est pas une finalité. Nous ne comprendrons jamais tout le mystère de Dieu : c'est dans cet abandon de l'intelligence à la grandeur de ce mystère que l'intelligence elle-même apprend à viser juste, à dire ce qui est vrai et ce qu'elle perçoit de vrai de ce mystère. La foi interroge la raison et la raison interroge la foi. Dans ce dialogue auquel Ignace tient beaucoup, la grâce se saisit de l'intelligence de l'homme pour le mener au-delà de lui-même. Un des enjeux de cet approfondissement consiste donc en l'évangélisation de l'intelligence du priant. Il y a bien sûr un chemin apophatique (consonance avec certaines traditions orientales) et de négation de toutes les réalités ressenties dans la prière, mais il ne faut pas « absolutiser » ce chemin car le « Verbe » est quand même venu nous dire « quelque chose » du mystère divin ! C'est l'Esprit dans sa positivité qui doit nier en notre intelligence toute réduction humaine du mystère trinitaire et pas l'inverse. Par l'intelligence, le priant s'abandonne au Verbe et il s'instruit de ce que l'Esprit lui dit par la lettre de la Parole de Dieu et les paroles qui surgissent en son esprit humain.
c. La volonté mise à l'épreuve
La volonté est un puissant moteur pour poser un acte libre, consciemment discerné et jugé. Elle est liée à l'affectivité, donc aux sentiments éprouvés au moment même de la motion ou du temps de prière, ou à travers la mémoire personnelle. Les désirs forment le terreau des expressions de la volonté. La raison éclaire la volonté, mais – on le pressent vite par expérience – elle ne s'y substitue pas ni ne commande si facilement (volontarisme plus ou moins développé, pélagianisme plus ou moins assumé). Il est bon de mesurer l'intensité de la volonté par les expressions du désir, par la fidélité aux décisions prises, par la résistance aux obstacles rencontrés, par la paix et la maîtrise des sentiments affichés. L'enfer n'est-il pas pavé de bonnes intentions (velléitaire) ? Ses frontières sont aussi figées par la rigidité de certains esprits (volontarisme).
La volonté peut être variable suivant les domaines où la personne se déploie : les études, les détentes, le net, les amitiés, les services rendus. L'affectivité d'une personne peut être liée (ligotée) dans certains domaines (cf. la cigarette, drogue, habitudes). Percevoir ensemble cette variation et en saisir parfois la racine est une aide nécessaire et éducative. A la lumière de l'intelligence, on peut alors exercer sa volonté dans des domaines où elle est plus faible et où il est nécessaire de « faire un effort » (cf. l'examen de la forteresse intérieure et des points faibles dans les règles de première semaine). D'un point de vue pédagogique, on dit souvent qu'un encouragement est plus efficace que dix sanctions ou rappels négatifs. Dans l'accompagnement, il faut a priori parler du « bon, du beau et du vrai », susciter les initiatives et les désirs, encourager souvent. Rendre grâce à Dieu et vivre de la louange nourrissent la volonté chrétienne. Demander la grâce régulièrement pour telle ou telle habitude et fidélité
La volonté s'éduque, se fortifie, s'éprouve. Chercher ensemble de manière humble, ferme et joyeuse comment on peut affronter tel domaine où les affects sont faibles et la volonté presque nulle, semble important. Les indications familiales telles qu'elles sont partagées et répercutées (remarques et reproches des parents, conjoints, frères et sœurs, amis) peuvent éclairer le jugement, mais l'accompagnateur ne doit jamais se situer du point de vue parental ou familial. Sans épouser les avis de son dirigé, s'il doit rappeler la justesse des jugements extérieurs, il doit ramener à Dieu, au désir de Dieu de voir son enfant grandir et progresser ; au désir de Dieu de nous aider par sa grâce. Dans l'éducation de la volonté, on sera attentif au temps : avant, pendant et après des actes posés. C'est une manière concrète de voir où « se grippe » la volonté, par quoi elle est aidée et surtout de découvrir les fruits de joies et de satisfactions quand une « chose est accomplie ». Il y a une grâce particulière à faire ce qu'on a voulu (cf. la « fruition » de l'acte bon exécuté). Si cette grâce est visible, il faut la mettre en relief régulièrement. L'éducation de la volonté passe par l'assomption de l'ennui, de la durée, du non-spectaculaire, de la répétition, du quotidien. Pour un plus jeune, c'est souvent une rude épreuve.
Parler de la volonté, c'est affronter la question des « attachements » de la personne à une chose ou à une personne (à un milieu social, à une manière de vivre, à des biens matériels, aux images qu'il a de lui, des autres et de Dieu). Il faut distinguer ce qui est bien de ce qui est mal. Il faut affronter avec les indications de la grâce le « mieux » que Dieu demande et propose. Il y a des attachements qui sont désordonnés en soi. Il en est d'autres qui ne le sont pas, mais qui le deviennent en fonction d'un appel précis de Dieu dans nos vies. La volonté est à purifier : la vie des saints nous indique comment ils ont coopéré à cette opération de l'Esprit. C'est la voie purgative. La volonté fortifie l'acte de liberté qui découvre le choix de Dieu, y consent et prend résolument le chemin de suivre sa volonté.